Peut-on modéliser et mathématiser l'évolution historique d'une société ? - Partie I : Ibn Khaldûn, le précurseur
Oui, des tentatives de modélisation voire de mathématisation de l’histoire ont bel et bien existé !
Et ces efforts ne sont pas sans intérêt ni résultats, bien que le sujet reste infiniment complexe et largement débattu. Comme nous allons le voir, les modèles qualitatifs (comme celui d'Ibn Khaldûn) ou quantitatifs (à l’instar des travaux de North ou Turchin), offrent des enseignements importants. Et la durabilité, qu'elle soit sociale ou environnementale, constitue un aspect clé de ces tentatives, lesquelles visent souvent tout simplement à répondre à la question « jusqu’à quand notre modèle de société tiendra-t-il ? ». Les débats, parfois caricaturaux, initiés par la thèse effondriste – ou en tout cas, de l’effondrement de nos « sociétés thermo-industrielles » - semblent certes quelque peu passés de mode, mais d’une certaine manière s’inscrivent également dans cette préoccupation.
Tous ces travaux restent cependant largement cantonnés à la sphère académique. Le rapport Meadows de 1971 est resté célèbre, mais connaissiez-vous Peter Turchin et Timothy Waring ? Quoi qu’il en soit, dans le programme de l’IED, nous avons prévu de vous faire découvrir ces travaux dans le cadre du cours passionnant sur les grandes évolutions de l'économie et de la finance aux XXe et XXIème siècles.
Car le recul historique et la culture économique sont des atouts précieux pour comprendre nos sociétés, la manière dont elles produisent des savoirs, et pour faire mouche auprès des décideurs privés et publics.
1. Une quête audacieuse, et controversée, pour modéliser l'histoire
L'ambition de modéliser l'évolution des sociétés humaines s'inscrit dans une tradition intellectuelle ancienne, riche, et controversée. Cette quête, à la croisée des mathématiques et des sciences sociales, soulève une question fondamentale : peut-on appliquer des modèles simples, éventuellement mathématiques, pour décrire la complexité des dynamiques sociales et historiques et surtout prédire le devenir de nos sociétés ?
Bien des auteurs ont refusé cette prétention – et, en premier chef, des penseurs libéraux. C’est logique : si les relations humaines sont trop complexes pour être prédites, alors on ne peut ni organiser la société et l’économie comme le prônent les étatistes, ni établir une loi mathématique qui s’imposerait à l’histoire, comme l’ont tenté certains penseurs. Par exemple, Isaiah Berlin, dans son essai The Hedgehog and the Fox (1953), plaidant pour une vision pluraliste des dynamiques humaines, critiquait fortement les approches "monistes" - celles qui cherchent à expliquer l'histoire par une seule grande théorie.
Cependant le plus illustre des opposants est sans doute Karl Popper, figure emblématique des penseurs libéraux. En 1945 il publie plusieurs conférences à ce sujet dans la revue Economica, autour d’un objectif clair : infirmer la croyance en des lois inexorables de l'histoire. Par la suite, il en tirera un livre devenu relativement célèbre : Misère de l'historicisme. Historicisme…qu’est-ce à dire ?
Popper est clair :
J'entends par historicisme une approche des sciences sociales qui fait de la prédiction historique leur principal but, et qui enseigne que ce but peut être atteint si l'on découvre les "rythmes" ou les "modèles", les "lois" ou les "tendances générales qui sous-tendent les développements historiques.
Comme il l’écrit lui-même, il rejette donc la possibilité d'une histoire théorique, d'une "physique sociale qui soit l'équivalent de la physique théorique". Popper visait notamment des philosophes : Platon, Hegel et Marx, qui s’étaient effectivement efforcés d’établir une philosophie de l’histoire.
À l’Institut d’Économie Durable, nous travaillons sur des sujets de sciences sociales et économiques, aux côtés de l’acquisition des compétences métier de l’économie durable. Parmi tous les intellectuels en quête d’une modélisation de l’histoire, nous allons donc centrer notre analyse sur tous ceux qui n’ont pas fait de la philosophie, mais de l’économie ou de la sociologie... Exit (exeunt en bon latin…) donc Marx, Hegel et Platon – ou d’autres, comme Condorcet qui dans son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain découpe l’histoire en différentes périodes, selon une approche essentiellement chronologique. Et bienvenue dans le monde de Ibn Khaldûn ou Peter Turchin - l’histoire modélisée selon une approche systémique, voire chiffrée !
Car comme on va le voir, les démarches « sérieuses » pour analyser l’histoire ont des racines anciennes.
2. Historique des tentatives de modélisation de l’histoire
Un précurseur visionnaire (XIVe siècle)

Ibn Khaldûn : la modélisation « systémique » des sociétés n’a pas attendu le monde contemporain.
Ibn Khaldûn (1336-1406) propose une théorie cyclique basée sur l'asabiyya (cohésion sociale, ou esprit de corps), estimant que les sociétés traversent des cycles de 120 ans. Il raisonne à partir de l’observation empirique de motifs récurrents, dans les différentes sociétés constituant le monde islamique. Puis donne une tentative d’explication rationnelle, assez convaincante, où la question de la violence est centrale. Si un groupe social perd sa capacité de violence, il est amené à s’effondrer.
A l’inverse, lorsqu’un groupe nomade, animé par une forte asabiyya — une cohésion issue des rigueurs des steppes ou du désert, des liens de sang et d’une unité d’action, tournant sa violence vers l’extérieur — émerge, il est amené mécaniquement à affronter les sociétés sédentaires « comme des loups affamés ». C’est-à-dire, animé par une énergie collective et mû par une très forte discipline collective, et aiguillonnés par une foi conquérante, lui permettant de prendre le dessus.
Puis, une fois installé dans le confort de la vie urbaine, ce même groupe voit graduellement à son tour ses valeurs guerrières et son dynamisme s’éroder, remplacés par le luxe, le bien-être matériel et une tendance à l’individualisme, parallèlement à un affaiblissement du sentiment religieux. Ce déclin de la cohésion affaiblit sa capacité à résister aux pressions extérieures et internes, menant à une désintégration progressive de la puissance conquérante, face à une nouvelle vague nomade.
Il est donc clair que les lois gouvernementales et éducatives détruisent le courage (ba’s), car elles sont fondées sur une autorité extérieure. Au contraire, les lois religieuses ne produisent pas un tel effet, parce qu’elles sont fondées sur une injonction intérieure. Ces lois gouvernementales et éducatives contribuent ainsi à affaiblir les âmes des citadins et à briser leur force, parce qu’elles s’exercent sur tous, de l’enfance à l’âge adulte.
Ainsi, pour Ibn Khaldûn, le renouveau et la disparition des civilisations ne sont pas des accidents isolés, mais résultent d’un processus cyclique inévitable où le dynamisme initial cède la place à la décadence, préparant le terrain pour l’émergence de nouveaux leaders dotés d’une asabiyya restaurée. Le tout peut être résumé dans une formule qui devient célèbre ces temps-ci dans dans le monde occidental malmené par la montée en puissance des BRICS.
« Les hommes forts créent les périodes de paix. Les périodes de paix créent les hommes faibles. Les hommes faibles créent les temps difficiles ».
