Peut-on modéliser et mathématiser l'évolution historique d'une société ? - Partie II : La cliométrie et la cliodynamique
Oui, des tentatives de modélisation voire de mathématisation de l’histoire ont bel et bien existé !
Et ces efforts ne sont pas sans intérêt ni résultats, bien que le sujet reste infiniment complexe et largement débattu. Les modèles qualitatifs (comme celui d'Ibn Khaldûn) ou quantitatifs (à l’instar des travaux de North ou de Turchin), offrent des enseignements importants. La durabilité, qu'elle soit sociale ou environnementale, constitue un aspect clé de ces tentatives, qui visent souvent à répondre à la question « jusqu’à quand notre modèle de société tiendra-t-il ? ». Les débats, parfois caricaturaux, initiés par la thèse effondriste – ou en tout cas, de l’effondrement de nos « sociétés thermo-industrielles » - sont quelque peu passés de mode, mais d’une certaine manière s’inscrivaient également dans cette préoccupation.
Tous ces travaux restent cependant largement cantonnés à la sphère académique. Le rapport Meadows de 1971 est resté célèbre, mais connaissiez-vous Peter Turchin et Timothy Waring ? Quoi qu’il en soit, dans le programme de l’IED, nous avons prévu de vous faire découvrir ces travaux dans le cadre du cours passionnant sur Les grandes évolutions de l'économie et de la finance aux XXe et XXIème siècles.
Le recul historique et la culture économique sont des atouts précieux pour comprendre nos sociétés, la manière dont elles produisent des savoirs et pour faire mouche auprès des décideurs privés et publics.
1. La cliométrie et l'histoire quantitative (depuis 1960)
La cliométrie, développée par Fogel et North (Prix « Nobel » d’économie en 1993) a été conçue indépendamment de ces travaux précurseurs, mais en résonance avec ceux-ci.
Il s’agit d’une approche alors innovante, qui introduit la rigueur des méthodes quantitatives dans l'étude de l'histoire. Plutôt que de se reposer exclusivement sur des récits narratifs ou des interprétations subjectives, cette méthode consiste à recueillir et analyser des données chiffrées, issues d'archives, de recensements ou d'autres sources historiques, afin de mesurer précisément des phénomènes économiques et sociaux au fil du temps. Les travaux pionniers de Robert Fogel et Douglass North, qui leur ont valu le Prix Nobel en 1993, ont démontré comment ces méthodes pouvaient éclairer des périodes historiques ou prédire certains développements.
Robert Fogel dans Railroads and American Economic Growth (1964), démontre calculs à l’appui, que les chemins de fer n’étaient pas indispensables à la croissance américaine du XIXe siècle. Profondément contre-intuitif ! Et en opposition avec la doxa des économistes – par exemple les théories popularisées de longue date par Karl Marx sur le rôle de locomotive (sans calembour) du train dans la croissance économique de l’Angleterre.
Les travaux de North quant à eux, ont mis en lumière l'importance des institutions dans les trajectoires de développement. North distingue des institutions formelles (la loi, la réglementation) et informelles (normes, traditions). Dans Institutions, Institutional Change and Economic Performance, North montre comment des institutions efficaces, formelles et informelles, réduisent les coûts de transaction — c'est-à-dire les coûts liés à la mise en place d’échanges économiques fiables. Par exemple, dans une région où les droits de propriété sont bien définis et protégés, les investisseurs sont plus enclins à prendre des risques et à investir sur le long terme – ce qui se traduit in fine par une forte croissance économique.
L’exemple souvent évoqué est celui de l'Angleterre sur les 5 derniers siècles. North a comparé des périodes de changement institutionnel, comme la transition du système féodal vers une économie de marché moderne, en associant l’évolution des cadres juridiques à des améliorations dans la productivité et la croissance du PIB par habitant. Résultat des analyses statistiques : les progrès institutionnels anticipent systématiquement les périodes de croissance économique substantielle, établissant ainsi une relation claire de cause à effet, difficilement discernable avec une simple analyse narrative. Ses travaux ont été repris et approfondis notamment par Daron Acemoglu.
Dans Why Nations Fail (2012), Daron Acemoglu et James Robinson proposent ainsi également une approche économétrique pour expliquer les trajectoires des sociétés. Leur thèse repose sur la distinction entre institutions inclusives (favorisant la participation économique) et extractives (concentrant le pouvoir). En analysant des données historiques, comme la croissance du PIB par habitant en Europe après la Révolution industrielle, ils montrent que les institutions inclusives, comme celles de l'Angleterre post-1688, ont stimulé l'innovation et la prospérité.
2. La cliodynamique (2010 - ?)
Quelques décennies plus tard (l’auteur de ces lignes s’était alors passionné pour le sujet…), l’anthropologue russo-américain Peter Turchin fonde la cliodynamique, appliquant des modèles mathématiques à l'histoire. De manière intéressante, ses premiers travaux portaient sur l’écologie des populations animales et végétales : la préoccupation de durabilité n’est en effet jamais très loin du désir de modélisation de l’histoire... !
Enrichissant les travaux cliométriques sus-mentionnés, Turchin focalise ses efforts sur les dynamiques d’effondrement des sociétés complexes, et s’efforçant de répondre à des questions peu étudiées. Quelle corrélation entre pression démographique et apparition des guerres ? Pouvait-on prévoir la Révolution Française en observant l’évolution du taux d’alphabétisation ?
Ses travaux l’amènent à conceptualiser la notion de surproduction des élites – sujet que l’on voit de plus en plus évoqué depuis quelques années (en lien avec l’expansion continue de l’enseignement supérieur et la prolongation des durées d’études). Mais prenons une illustration plus lointaine : le cas de l’Ancien Régime au XVIIIe siècle en France.
Par l’expansion de la noblesse de robe et la cooptation de la bourgeoisie dans les cercles du pouvoir, le régime monarchique était confronté à des tensions croissantes dues à une surproduction d’élites – c’est-à-dire l’activisme croissant d’une élite plus étendue que celle habituellement induite par le contrat social ancestral. Dotée d’ambitions que le système ne pouvait plus intégrer dans une économie en stagnation, ces élites surnuméraires épousent alors des idées contestataires, telles celles du jansénisme parlementaire ; ou, fait bien plus connu, celles des Lumières. Ces phénomènes n’évoquent-ils pas l’Occident contemporain ?
Justement. Reprenant les intuitions d’Ibn Khaldoun sur les cycles historiques, Turchin identifie des cycles d'instabilité de 50 ans basés sur trois facteurs : surproduction d'élites, paupérisation populaire et stress budgétaire : 1870, 1920, 1970, 2020.
En 2010, Turchin prédit ainsi une phase de bouleversements sociaux majeurs aux États-Unis se déclenchant vers 2020. Des événements récents comme l'assaut du Capitole – ou le second mandat de Donald Trump, avec son lot de bouleversements – ont pu être identifiés, rétrospectivement, comme des preuves de succès de son modèle.

A noter que dans le même esprit, l’économiste Thomas Piketty analyse le lien entre inégalités et crises systémiques avec son modèle r > g (rendement du capital supérieur à la croissance économique). Ses données montrent que lorsque le décile supérieur concentre plus de 50% des revenus, l'instabilité politique augmente de 73%.
Dans Capital in the Twenty-First Century, Piketty compile ainsi des séries de données historiques démontrant qu’après les années 1980, les taux de rendement du capital ont systématiquement dépassé la croissance économique, accentuant ainsi la concentration des revenus. Des recherches complémentaires menées par Saez et Zucman confirment, par l’analyse des déclarations fiscales et des distributions de revenus, que cette dynamique accrue favorise l’émergence de tensions sociales mesurables. Nous serions donc arrivés à un point de bascule aux Etats-Unis. On retrouve donc les conclusions de Turchin, par une approche économique plus orthodoxe cette-fois-ci.